5
Viviane
Merlin avait séjourné pendant un assez long temps auprès de sa sœur Gwendydd, dans la forêt de Kelyddon, et il s’était entretenu bien des fois avec le barde Taliesin, ainsi qu’avec l’ermite Blaise à qui il avait dicté le récit des événements qui s’étaient déroulés dans le royaume de Bretagne. Merlin avait également erré dans cette forêt qu’il aimait, et il avait chanté pour les oiseaux et les bêtes. Il s’était reposé à l’ombre des pommiers, en compagnie du loup gris avec lequel il avait vécu de durs moments aux temps où la folie s’était emparée de son esprit. Puis, un jour, Merlin avait pris congé de Gwendydd, de Taliesin et de Blaise. « Je ne reviendrai plus ici, avait-il dit. Mais ne soyez pas tristes, car je serai toujours présent dans vos mémoires. Il me faut aller vers le roi Arthur, car rien n’est encore fait de ce qui doit être accompli. » Alors, sans se retourner, il s’éloigna sur le chemin et disparut dans les profondeurs de la forêt.
Lorsqu’il rejoignit la cour d’Arthur, qui se trouvait à Kaerlion sur Wysg, beaucoup de gens l’y accueillirent avec joie, car ils espéraient beaucoup de ses conseils et de ses connaissances. Arthur le prit à part et lui dit : « Merlin, je suis très ennuyé. J’ai couché avec de nombreuses femmes jusqu’à ce jour, mais aucune d’elles n’a vraiment fait vibrer mon cœur, et je n’ai jamais pensé en faire une reine. Or, mes barons n’arrêtent pas de me faire des reproches chaque jour parce que je ne me marie pas. Ils disent qu’il n’y a point de bon roi sans une bonne reine. Que me conseilles-tu ? Je ne saurais en effet prendre une décision de cet ordre sans avoir ton avis, toi qui as justement marié ma mère et le roi Uther. Je m’en tiendrai à ce que tu me diras, exactement comme le faisait mon père.
— Tes barons ont raison, seigneur roi, répondit Merlin, car il n’y a pas de bon roi sans une bonne reine, et tu es vraiment en âge de te marier. Mais dis-moi sans mentir : y a-t-il une femme qui pourrait te plaire plus qu’une autre ? N’oublie pas qu’un homme de ton rang ne peut pas épouser une femme indigne d’être reine. Il faut qu’elle soit belle, avenante, intelligente et d’une famille irréprochable. » Le roi hésita un instant, puis il dit : « Oui, Merlin, j’en connais une qui est de très bonne famille, qui me plaît beaucoup et que je sens digne d’être reine. Et je t’assure que si je ne l’obtiens pas, je ne me marierai jamais !
— Par Dieu ! s’écria Merlin, faut-il que tu l’aimes pour en parler sur ce ton ! Tu me rappelles ton père, le roi Uther, lorsqu’il se mourait d’amour pour ta mère ! Dis-moi donc qui elle est, et je m’engage à aller la demander de ta part, pourvu que tu me fournisses une bonne escorte, car on ne peut demander une jeune fille en mariage que lorsqu’on y met certaines formes !
— Eh bien, reprit Arthur, puisque tu acceptes cette mission, je peux te révéler qui est cette jeune fille à laquelle je pense déjà depuis longtemps : il s’agit de Guenièvre, la fille du roi Léodagan de Carmélide, celui qui est le dépositaire de cette Table Ronde que tu as établie avec mon père, le roi Uther, et qui a accueilli à sa cour ce qui reste des compagnons qui avaient été admis à cette Table. Guenièvre n’a pas à rougir de ses origines, bien au contraire, et c’est, je pense, à l’heure actuelle, la plus belle et la plus renommée de toutes les jeunes filles du royaume. Voilà pourquoi je la désire pour épouse, et je te le répète, Merlin : si je ne l’ai pas, je ne me marierai jamais.
— Certes, dit Merlin, ton choix est irréprochable. Tu as raison pour ce qui est de la beauté et de la renommée de Guenièvre. C’est actuellement la plus belle femme que je connaisse dans tout le royaume, et il devient indispensable de renouveler la Table Ronde dont son père est, pour le moment, le dépositaire. Cependant, roi Arthur, si tu m’en croyais, tu en prendrais une autre. Il se pourrait en effet que la très grande beauté de Guenièvre soit une cause de désordre dans ce royaume. Toutefois, je sais que cette même beauté te permettra, un jour, de retrouver une terre que tu croiras avoir entièrement perdue. » Merlin disait tout cela parce qu’il avait la vision de l’avenir, mais il ne pouvait en révéler davantage, et le roi Arthur ne pouvait en comprendre ni le sens ni la portée[57]. Cependant, Merlin poursuivit ainsi : « Il en sera donc ainsi, puisque Guenièvre te plaît tant. Il ne te reste plus qu’à me fournir une escorte, et j’irai la chercher en Carmélide. »
Le roi l’assura qu’il lui donnerait une escorte aussi nombreuse qu’il pouvait le souhaiter. Il choisit donc les meilleurs chevaliers de sa cour et confia à Merlin des écuyers et des hommes d’armes en grand nombre. Merlin partit aussitôt avec son escorte et, faisant route aussi bien par terre que par mer[58], finit par arriver dans les domaines du roi Léodagan. Il fut accueilli avec beaucoup de joie par le roi et lui demanda donc la main de sa fille pour le roi Arthur. Ainsi Guenièvre deviendrait reine du royaume de Bretagne et de bien d’autres terres.
Le roi Léodagan fut très heureux de cette demande qui l’honorait grandement, et il répondit aussitôt à Merlin : « Que Dieu protège le roi Arthur à qui je n’aurais jamais osé demander une telle marque d’estime ! Je lui remettrai bien volontiers ma fille Guenièvre et ma personne, et il pourra faire ce qu’il voudra de ce royaume. Rien ne m’aura causé plus de joie que cette demande ! S’il le voulait, je lui donnerais ma terre, mais je sais bien que, Dieu merci, il en a déjà tant qu’il n’a pas besoin de la mienne. En revanche, je lui enverrai ce que j’aime par-dessus tout, cette Table Ronde qui m’a été confiée au moment où le royaume cherchait un roi qui pût succéder à Uther Pendragon. Hélas ! il y manque beaucoup de compagnons qui ont disparu depuis que le roi Uther a quitté ce monde. Je les aurais bien remplacés de ma propre autorité, mais un saint ermite que j’ai consulté m’en a dissuadé. Et comme je lui demandais pourquoi je ne devais pas compléter les compagnons de la Table Ronde, il m’a répondu que cette Table serait bientôt sous la garde d’un homme de si haut mérite qu’il saurait mieux que moi en assurer la charge. C’est pourquoi j’ai laissé la Table Ronde telle quelle, avec un nombre restreint de compagnons, mais je sais maintenant que c’est à Arthur qu’incombera la charge de la renouveler.
— C’est vrai, dit Merlin. Bientôt de nouveaux compagnons viendront rejoindre ceux qui ont vu l’établissement de cette Table par le roi Uther, car elle sera désormais sous la garde d’un homme qui lui donnera plus de puissance et de force qu’elle n’en eut jamais et qui lui conférera de son vivant un tel éclat, une telle réputation, que personne après lui ne pourra plus assumer cette charge. » Le roi Léodagan fit alors venir ceux qui demeuraient des premiers compagnons et leur dit, en présence de Merlin : « Seigneurs, il manque beaucoup de chevaliers à votre compagnie, et, à mon grand regret, je n’ai ni le rang ni l’autorité indispensables pour prendre sur moi d’en nommer de nouveaux. Mais comme je vous aime tous autant que si vous étiez mes propres fils, et comme je veux voir grandir votre gloire, je vais vous envoyer à celui qui saura remplir ce rôle. Il le fera très volontiers, j’en suis sûr, et il vous aimera comme un père aime ses fils. Il a avec lui tant d’hommes de valeur, il en vient tant à sa cour de tous les coins du monde, qu’il pourra facilement choisir les meilleurs d’entre eux pour en faire vos nouveaux compagnons. Ainsi sera renouvelée cette Table Ronde en laquelle le roi Uther mettait tant d’espoir.
— Mais, seigneur, répondirent-ils, quel est donc cet homme si puissant que tu couvres de tant d’éloges ? – C’est le roi Arthur ! – Ha ! Dieu ! s’écrièrent-ils tous ensemble en tendant les mains vers le ciel, béni sois-tu d’avoir songé à nous donner un tel père ! En vérité, il sera pour nous un père parfait et qui veillera sur nous comme sur ses propres fils. Nous ne saurions adresser d’autres prières à Dieu que de nous confier à lui, et, s’il le veut, nous irons à sa cour sans tarder. Puisse Dieu lui donner la puissance de veiller sur nous pour notre gloire et la sienne ! » En écoutant ce discours, Merlin fut très satisfait. Et pendant qu’ils faisaient tous leurs préparatifs de départ, Merlin s’en alla méditer dans la grande forêt qui recouvrait l’intérieur de la Bretagne armorique[59].
Cette forêt, qui avait nom Brocéliande[60], était la plus vaste de toutes celles de la Gaule, car elle avait bien dix lieues galloises de long et six ou sept de large. Au centre, était un lac qu’on appelait le Lac de Diane. Cette Diane, qui fut reine de Sicile et qui régna au temps de Virgile, le bon poète, était la femme qui aimait le plus au monde à courir les bois, et elle chassait tout le jour. Aussi, les païens qui vivaient en ce temps-là l’appelaient la Déesse des Bois, tant ils étaient fous et mécréants[61].
En cette forêt vivait un vavasseur nommé Dyonas, qui était filleul de Diane. Celle-ci, avant de mourir, lui avait octroyé en don, au nom du dieu de la lune et des étoiles, que sa première fille serait tant désirée par le plus sage de tous les hommes que celui-ci lui serait soumis dès leur première rencontre et lui apprendrait toutes les connaissances du monde par la puissance de sa magie. Or Dyonas avait engendré une fille qu’il appela Viviane en chaldéen, ce qui signifie « Rien n’en ferai » en français[62]. Et Viviane manifestait effectivement de grandes dispositions pour les sciences de la nature, notamment pour l’astrologie, l’alchimie et tout ce qui concernait la connaissance de ce qui était secret et caché. Elle passait de longues heures dans un cabinet de travail, qui se trouvait dans une tour, à déchiffrer des livres et de vieux parchemins. Puis, lorsqu’elle avait bien lu et étudié, elle s’en allait errer sur les sentiers de la forêt, tout autour du manoir de son père.
Ce jour-là, il faisait un temps magnifique : le soleil brillait de tout son éclat et une brise parfumée parcourait les bois à travers les branches. Viviane était sortie très tôt du manoir afin d’aller méditer seule près d’une fontaine qu’elle connaissait bien, située au milieu d’une clairière et ombragée par un chêne et un pin. Elle sentait monter en elle une sorte de langueur, comme si elle avait pris brusquement conscience qu’il lui manquait quelque chose. Et pourtant, elle savait que rien ne lui manquait : elle avait à sa disposition tout ce qui pouvait faire le bonheur d’une jeune fille, et son père satisfaisait toujours le moindre de ses caprices. Durant son enfance, personne n’avait jamais osé la contredire ou lui interdire quoi que ce fût, et Viviane espérait bien qu’il en serait ainsi tout au long de sa vie. Elle arriva dans la clairière où se trouvait la fontaine et, comme il faisait chaud, elle se pencha sur l’eau pure et se rafraîchit le visage.
C’est à ce moment que passa Merlin, sous l’apparence d’un jeune homme à la mine avenante. Il aperçut la jeune fille au bord de la fontaine. Elle avait un peigne d’argent magnifique avec des ornements d’or. Elle se lavait dans un bassin d’argent, et il y avait quatre oiseaux d’or et de pierres précieuses sur le bord du bassin. Elle était vêtue d’un beau manteau brodé de pourpre claire, avec des broches d’argent et une épingle d’or sur la poitrine. Une longue chemise avec un collier entourait son corps, en soie verte, avec une bordure d’or rouge et des agrafes d’or et d’argent. Le soleil se reflétait sur la verte chemise et jetait de splendides éclats. Elle avait deux tresses de cheveux couleur d’or sur la tête et quatre fermoirs de chaque côté, et une perle d’or au sommet de chaque tresse. Alors la fille dénoua ses cheveux pour les laver et les prit à deux mains, les faisant retomber sur sa poitrine. Ses mains étaient plus blanches que la neige d’une nuit et ses joues plus rouges qu’une digitale. Elle avait une bouche fine et régulière avec des dents brillantes comme des perles. Plus gris que jacinthe étaient ses yeux. Rouges et fines étaient ses lèvres. Légères et douces étaient ses épaules ; tendres, doux et blancs, ses bras. Ses doigts étaient longs, minces et blancs. Elle avait de beaux ongles rouge pâle. Son flanc était féerique, plus blanc que neige et qu’écume de mer. Ses cuisses étaient tendres et blanches, ses mollets étroits et vifs, ses pieds fins à la peau blanche. Sains et riches étaient ses talons, et très blancs et ronds ses genoux[63].
Merlin n’avait jamais vu une fille aussi belle, et il en fut tout bouleversé dans son esprit. Mais il ne s’arrêta pas et poursuivit son chemin, tandis que Viviane, qui l’avait remarqué, s’était retournée et le regardait s’éloigner. Merlin était fort perplexe, car il connaissait l’avenir et savait très bien que cette fille devait un jour l’écarter à tout jamais du monde. Mais il ne pouvait chasser de son esprit l’image troublante qu’il avait entrevue. Et il se disait en lui-même : « Il n’est pas encore temps, et il faut d’abord que j’accomplisse ce qui doit être accompli. » Et, sans plus s’attarder, il retourna à Carahaise, à la cour du roi Léodagan.
Quand il arriva, les rois Ban de Bénoïc et Bohort de Gaunes se disposaient à prendre congé de Léodagan, car ils voulaient retourner dans leurs terres et y mettre tout en ordre avant de repartir rejoindre le roi Arthur. Et ils demandèrent à Merlin de les accompagner, ce que le devin accepta bien volontiers. Sans plus attendre, les deux rois se mirent en route, avec une petite escorte et en compagnie de Merlin.
Le soir de leur premier jour de voyage, ils se trouvèrent devant une forteresse, la plus puissante et la mieux bâtie qu’ils eussent jamais vue auparavant. Elle était entourée de larges marais et munie d’une double muraille crénelée. La tour en était si haute qu’à peine si, d’un trait d’arc, on en eût atteint le sommet, et elle n’avait qu’une seule entrée à laquelle on accédait en suivant une longue et étroite chaussée. Celle-ci aboutissait, du côté de la terre ferme, à un petit pré au milieu duquel se dressait un immense pin. Sur une des branches de ce pin, pendu à l’aide d’une chaîne d’argent, se trouvait un cor d’ivoire plus blanc que neige nouvelle.
« Où sommes-nous donc ? demanda le roi Ban. – C’est le Château des Mares, répondit Merlin. Ce domaine appartient à un chevalier très brave et de grande renommée : c’est Agravadain, seigneur des Mares. – Par ma foi, dit le roi Bohort, voilà un homme bien logé ! Je coucherais volontiers chez lui ! – C’est facile, lui répondit Merlin, tu n’as qu’à sonner de ce cor. »
Bohort saisit le cor pendu au pin et il y souffla comme un homme qui a bonne haleine, si fort que, malgré la distance, le son courut sur l’eau et, d’écho en écho, parvint dans la salle de la forteresse où se trouvait Agravadain. Celui-ci, dès qu’il entendit le son du cor, réclama ses armes. Mais pendant qu’on l’armait en hâte et qu’il enfourchait son beau destrier pommelé, trois fois encore le son du cor parvint à ses oreilles. En effet, le roi Bohort sonnait coup sur coup, craignant qu’on ne l’entendît pas dans la forteresse, tant le marais était large. Impatienté, le seigneur des Mares se précipita sur la chaussée, le bouclier au cou et la lance au poing. « Quelles gens êtes-vous ? s’écria-t-il lorsqu’il aperçut la troupe des deux rois. – Seigneur, répondit le roi Ban, nous sommes des chevaliers qui te demandons l’hospitalité pour la nuit ! – À qui êtes-vous donc ? – Nous tenons nos terres du roi Arthur. »
Agravadain baissa sa lance et cria joyeusement : « Par Dieu, vous avez là un bon seigneur ! Il est également le mien. Suivez-moi et soyez les bienvenus. » Ils s'en vinrent donc à la suite du seigneur des Mares, l'un après l'autre, car la chaussée était si étroite qu'on ne pouvait y chevaucher à deux de front. Leur hôte les conduisit à travers les cours jusqu'à son logis, où des valets et des écuyers vinrent les aider à se désarmer. Puis, prenant Ban et Bohort par la main, Agravadain les fit entrer dans une salle basse. Trois jeunes filles leur mirent alors au cou des manteaux d'écarlate fourrés d'hermine noire. Ces trois jeunes filles étaient fort belles et gracieuses à voir, surtout celle qui était la fille d'Agravadain.
Merlin se sentit très triste, tout à coup. Il marmonna entre ses dents : « Heureux celui qui coucherait avec une telle fille ! Si mon esprit n'était pas retenu par celle que j'ai rencontrée dans la forêt, auprès de la fontaine, je la tiendrais volontiers dans mes bras. Mais c'est impossible. Je dois la donner au roi Ban, car le fils qui naîtra d'eux aura une belle destinée[64]. » Et, sans plus attendre, il jeta un enchantement sur l'assistance : immédiatement, le roi Ban et la fille d'Agravadain furent saisis d'un amour éperdu.
Pendant le souper, Agravadain plaça Ban et Bohort entre lui et sa femme, qui était belle et de bon âge, car elle n'avait pas trente ans. Les chevaliers de la suite s'assirent à d'autres tables. Quant à Merlin, sous l'apparence d'un jeune homme d'une quinzaine d'années, aux cheveux blonds et aux yeux verts, vêtu d'une cotte mi-partie de blanc et de vermeil, ceint d'une cordelière de soie où pendait une aumônière d'or battu, il faisait le service du roi Ban. Les gens de la forteresse le prenaient pour un valet de leurs hôtes, mais ceux-ci pensaient qu'il était un serviteur d'Agravadain. Mais il était si beau que les jeunes filles ne pouvaient s'empêcher de le regarder avec envie et désir, sauf la fille d’Agravadain qui n’avait d’yeux que pour le roi Ban et changeait de couleur à chaque instant : elle souhaitait en effet se trouver toute nue entre les bras de Ban et, parfois, elle se demandait avec angoisse comment une telle pensée pouvait lui venir. Quant à Ban, il désirait éperdument la jeune fille, mais il n’oubliait pas qu’il était lui-même marié : il ne voulait pas trahir son épouse, ni causer de tort à son hôte, et il n’était pas moins angoissé que la jeune fille.
Quand le repas fut terminé, on enleva les nappes et les convives se lavèrent les mains. Comme il faisait encore jour, ils allèrent aux fenêtres admirer la forteresse et le pays avoisinant. Puis vint le moment d’aller se reposer. Les jeunes filles avaient préparé, pour les deux rois, dans une chambre voisine de la salle, des lits tels qu’il convenait aux princes qu’ils semblaient être. Et quand tout le monde fut couché, Merlin fit un nouvel enchantement. Un sommeil pesant s’empara de tous ceux qui se trouvaient dans la forteresse, à tel point que les toitures eussent pu tomber sur leur tête sans aucunement les réveiller. Seuls le roi Ban et la fille d’Agravadain veillaient et soupiraient, chacun de son côté. Alors Merlin alla jusqu’à elle et lui dit : « Belle, suis-moi jusqu’à celui que tu désires tant. »
Sous l’influence du sortilège comme elle l’était, la jeune fille se leva sans dire un mot, vêtue seulement de sa chemise et d’une pelisse. Merlin la mena droit dans la chambre du roi Ban, et il se retira. Bien que tourmenté par ses remords, Ban lui tendit les bras, incapable de résister à ce désir impétueux qui s’était emparé de lui. Quant à elle, sans l’ombre d’une hésitation, elle enleva ses vêtements et se coucha près de lui. Mais ni l’un ni l’autre ne restèrent inactifs : Merlin l’avait voulu ainsi, et ils n’eurent aucune honte de ce qu’ils firent. Au matin, le roi Ban ôta de son doigt un bel anneau d’or, orné d’un saphir, et où étaient gravés deux serpenteaux. « Belle, dit-il, garde cet anneau en souvenir de moi et de notre amour. » Elle prit la bague sans répondre.
Lorsque Merlin sut qu’elle était revenue à son lit, il leva son enchantement, et chacun s’éveilla dans la forteresse. Les écuyers et les serviteurs préparèrent les armes, sellèrent les chevaux et rangèrent les coffres et les malles. Puis les deux rois prirent congé de leur hôte. Comme la fille d’Agravadain baissait tristement la tête, Ban lui dit à voix basse : « Il m’en coûte de partir, mais sache bien que partout où je me trouverai, je serai toujours ton ami. » En soupirant, elle répondit : « Seigneur, s’il arrive que je sois enceinte, je m’en réjouirai en pensant à toi, sans jamais regretter ce que nous avons fait. Car cet enfant sera le miroir et le souvenir de ta présence. » Et sur ces mots, elle remonta dans ses appartements tandis que les deux rois recommandaient leur hôte à Dieu.
Ils chevauchèrent tant qu’ils arrivèrent en la cité de Bénoïc où chacun leur fit fête. Les femmes des deux rois leur montrèrent grande joie et grand amour. C’est ainsi que, la nuit même, la reine Hélène conçut du roi Ban un enfant qui fut plus tard connu sous le nom de Lancelot. Quant à Merlin, ils le festoyèrent pendant huit jours entiers. Mais au neuvième jour, hanté par un obscur désir qu’il ne pouvait plus contrôler, il prit congé de ses hôtes et s’en alla dans la forêt de Brocéliande.
Il retrouva facilement la fontaine près de laquelle il avait aperçu la jeune Viviane. Tout était calme et silencieux dans cette clairière. L’esprit agité de pensées contradictoires, Merlin ne pouvait chasser la mélancolie de son cœur. Il s’étendit alors sur le rebord de la fontaine et s’endormit. Quand il se réveilla, il aperçut la jeune fille devant lui. Elle lui souriait et lui disait : « Que celui qui connaît toutes nos pensées te donne joie et bonheur. » Et elle s’assit près de lui.
« Qui es-tu ? » demanda Merlin. Il le savait bien, mais il voulait la mettre à l’épreuve et se rendre compte ainsi de ses dispositions envers lui. « Je suis de ce pays, répondit-elle. Je suis la fille du vavasseur qui réside en ce manoir que tu as pu voir en venant ici. Mais toi, beau seigneur, qui es-tu donc ? – Je suis un valet errant, et je vais à la recherche du maître qui m’apprenait son métier. – Quel métier ? » Merlin se mit à rire et dit : « Par exemple, à soulever une tour, ou même une forteresse, fût-elle investie par une année, la déplacer et la rétablir ailleurs. Ou bien encore à marcher sur un étang sans mouiller mes pieds. Ou bien à faire courir une rivière à un endroit où jamais on n’en aurait vu. Et bien d’autres choses, car je réussis toujours ce qu’on me propose de faire. – C’est vraiment un beau métier », dit la jeune fille, pleine d’admiration. Mais, en même temps, elle pensait que ce jeune homme pouvait lui apprendre tout ce qu’elle ne savait pas encore. « Je voudrais bien te croire, ajouta-t-elle. Ne pourrais-tu pas me montrer un de ces tours dont tu te vantes, ou un autre, à ton choix, pour me prouver que tu es celui que tu prétends être ? – Certes, répondit Merlin, je le pourrais. Mais que me proposes-tu en échange ? »
La jeune fille réfléchit un instant. Il lui semblait qu’il lui fallait être très prudente, car elle voyait dans ses yeux des lueurs qui l’inquiétaient un peu. « Te suffirait-il, pour ta peine, que je fusse toujours ton amie, sans mal ni vilenie ? – Ha ! jeune fille, répondit Merlin, tu me parais douce et bien apprise. Pour toi, je ferai ce que je n’ai fait pour personne d’autre. Je me contenterai de ton amitié sans demander plus. » Elle jura qu’elle serait son amie sans mal ni vilenie tant qu’il plairait à Dieu de les garder en vie l’un et l’autre.
Alors, Merlin ramassa une branche, en fit une baguette, et traça sur le sol un grand cercle en prononçant des paroles qu’elle ne comprenait pas. Puis il se rassit près de la fontaine. Au bout d’un moment, Viviane vit sortir de la forêt une foule de dames et de chevaliers, tous richement vêtus, ainsi que des jeunes filles et des écuyers, qui se tenaient par la main et qui chantaient si doucement et si agréablement que c’était merveille de les entendre. Ils vinrent se placer autour du cercle que Merlin avait tracé sur le sol, puis des danseurs et des danseuses commencèrent à faire des rondes au son des cornemuses et des tambours. Et, pendant le même temps, une forteresse s’était dressée non loin de là, avec de beaux pavillons et un verger dont les fleurs et les fruits répandaient toutes les bonnes odeurs de l’univers. Et c’est depuis ce jour-là, en mémoire de ce qu’avait fait Merlin par ses enchantements, que ce lieu est appelé Repaire de Liesse.
Viviane était éblouie par ce qu’elle voyait et entendait, et son émerveillement était tel qu’elle ne trouvait pas un mot à dire. Ce qui l’ennuyait un peu, c’est qu’elle ne parvenait pas à comprendre les paroles des chansons : elles étaient dans une langue que, malgré sa science et ses patientes études, elle ne pouvait reconnaître. Mais elle était cependant toute à sa joie, ne demandant rien d’autre que de prendre plaisir au spectacle qui lui était ainsi offert. La fête dura du matin jusqu’au milieu de l’après-midi. Quand les danses et les chants furent terminés, les dames s’assirent dans l’herbe fraîche en prenant soin de ne pas froisser leurs beaux habits, tandis que les écuyers et les jeunes chevaliers s’en allaient jouter dans le verger.
« Que penses-tu de tout cela ? demanda Merlin. Tiendras-tu ton serment de me donner ton amitié ? – Certes, répondit Viviane, je n’ai qu’une parole. Mais il me semble que si tu m’as montré ton pouvoir, tu ne m’as encore rien enseigné. – Je vais t’apprendre certains de mes tours, et tu mettras cela par écrit, puisque tu es si habile dans les lettres. – Comment le sais-tu ? demanda Viviane. – C’est mon maître qui me l’a révélé, répondit Merlin, car il connaît aussi bien les pensées secrètes que les actes des humains. – C’est donc un bien grand maître, dit la jeune fille, peux-tu me dire son nom ? – C’est inutile, car il ne paraît devant personne, sauf devant ses disciples. – Et toi, demanda Viviane, quel est ton nom ? – On m’appelle Merlin, et je suis un familier du roi Arthur. »
Tandis qu’ils conversaient ainsi, les dames et les jeunes filles s’en allaient en dansant vers la forêt, en compagnie de leurs chevaliers et de leurs écuyers. À mesure que les uns et les autres arrivaient sous les arbres, ils disparaissaient brusquement comme s’ils n’avaient jamais existé. À son tour, la forteresse disparut, comme évanouie dans les airs. Seul le verger demeura, parce que Viviane avait demandé à Merlin qu’il restât le témoignage des merveilles qu’il avait accomplies pour gagner son amitié.
« À présent, dit Merlin, il faut que je parte. – Comment ? Déjà ? Ne m’enseigneras-tu pas quelques-uns de tes jeux ? – Nous n’avons guère le temps, et la nuit va bientôt tomber. Je dois retourner auprès de mon maître. Tel que je le connais, il s’impatientera et me traitera si durement que je n’aurais plus l’occasion de revenir auprès de toi. – Mais, dit Viviane, tu m’avais promis. » Merlin se mit à rire et dit : « Belle, j’ai promis, en échange de ton amitié, de te montrer quelques-uns de mes jeux. Cela, je l’ai fait, et tu ne peux me dire le contraire. Si tu désires que je t’enseigne comment faire ces jeux, je veux que tu me donnes d’autres gages. – Lesquels ? demanda Viviane. – Ce n’est pas difficile. En échange de ce que je t’apprendrai, je veux que tu dépasses le stade de l’amitié, que tu me donnes ton amour sans aucune restriction. »
Viviane s’abîma dans de profondes réflexions. Merlin lui plaisait bien et elle se sentait très attirée par lui. Mais, d’une part, les pouvoirs dont il disposait avaient tout pour provoquer son inquiétude : quel usage en ferait-il à son encontre si elle avait des velléités de lui résister ? Et, d’autre part, elle se disait qu’il ne serait guère sage d’accepter tout de suite ce que demandait Merlin alors qu’elle pouvait profiter de son désir, qu’elle jugeait intense, pour se faire dévoiler les grands secrets dont il était le dépositaire. Elle avait donc tout à gagner à reculer le moment de son acceptation, tout en cédant sur certains points sans importance, ce qui ne ferait que renforcer son impatience. Elle dit à Merlin : « Je ferai ta volonté quand tu m’auras enseigné tout ce que je voudrais savoir. »
Merlin savait bien où elle voulait en venir. Il soupira longuement, puis il l’emmena dans une grande lande désolée. Là, il prit un bâton fourchu, le donna à Viviane et lui enseigna ce qu’elle devait dire en frappant le sol avec le bâton. Viviane prit donc le bâton, en frappa le sol en prononçant les paroles que lui avait dites Merlin et, aussitôt, la roche qu’elle avait frappée s’ouvrit, livrant passage à une eau abondante et tumultueuse qui se mit à couler et, en quelques minutes, forma une rivière à cet endroit sec et désertique. Viviane manifesta sa joie et jeta ses bras autour du cou de Merlin. Mais quand il voulut la serrer de plus près, elle se déroba. « Plus tard, dit-elle, quand tu m’auras appris d’autres secrets ! » Merlin fit semblant de n’être pas déçu. Viviane avait pris un parchemin et venait d’écrire la formule qu’elle avait employée pour faire surgir la rivière.
« C’est bien, dit Merlin, mais maintenant, il me faut partir. » Il prit congé de Viviane bien tristement, mais celle-ci savait qu’il reviendrait vers elle avant très peu de temps. Elle souriait en lui souhaitant un voyage agréable. Quant à Merlin, il s’enfonça dans la forêt et se dirigea tout droit vers Carahaise, où s’achevaient les préparatifs de départ de celle qui allait devenir la reine Guenièvre[65].